«J’ai entendu énormément d’histoires malheureuses»

23 février 2017

Daniëlle Vanwesenbeeck a été élue Entrepreneure flamande de l’année voici cinq ans. Ayant fait dernièrement son entrée au parlement régional, elle entend initier ses collègues, hommes et femmes politiques, à la dure réalité du monde de l’entreprise. «Tous ces entrepreneurs qui se battent depuis si longtemps méritent davantage de respect.»

  • DANIËLLE VANWESENBEECK: «Je n’ai pas l’intention de me muer en politique pur jus.» © Franky Verdickt

  • DANIËLLE VANWESENBEECK: «Nous vivons dans une société d’envieux. Le succès chez nous suscite la jalousie.» © Franky Verdickt

En 2004, dans sa maison de Kessel-Lo, Daniëlle Vanwesenbeeck lançait la société MasterMail, qui a pour activité de coordonner et de traiter les campagnes de mailings des entreprises. Huit ans plus tard, elle décrochait le Womed Award, prix qui allait la révéler comme la championne des PME flamandes. Au point de se lancer en politique en 2014. «Parce que les décisions que je venais de prendre pour mon entreprise étaient sapées les unes après les autres par les mesures du gouvernement Di Rupo», dit Vanwesenbeeck. À l’âge de 44 ans, cette mère de deux enfants vient tout juste de prêter serment devant le Parlement flamand. Elle y supplée Gwendolyn Rutten, la présidente de l’Open Vld partie prêter une oreille attentive à la population de toutes les communes du Nord du pays. «Ce fut une période d’incertitude. Je me demandais si un engagement en politique était vraiment judicieux», confie Vanwesenbeeck, originaire de Kalmthout. Les débats auxquels elle put prendre part lors de sa toute première réunion de groupe l’ont toutefois immédiatement apaisée. «J’ai tout de suite senti que ce serait mon truc.»

D’autres chefs d’entreprise, tels Herman Schueremans ou Fernand Huts, ont jadis goûté de la politique, mais ont fini par jeter le gant.

DANIËLLE VANWESENBEECK. «Faut-il renoncer d’avance au motif que d’autres n’y sont pas arrivés ? Parmi les entreprises qui se créent, tellement échouent, environ 60 pour cent. Disons que je fais partie de celles qui réussissent. Tout dépend aussi de la manière de s’organiser. Quand on tient, par exemple, une boulangerie, siéger au parlement n’est pas très indiqué, mais j’ai une organisation qui peut partiellement fonctionner de manière autonome.»

Pensez-vous avoir le cuir suffisamment tanné?

VANWESENBEECK. «Je ne sais pas. J’en ai déjà vu des vertes et des pas mûres. Ce que je m’interdis surtout de faire, c’est d’aller lire les réactions sur les sites d’infos et les médias sociaux. Je n’ai d’ailleurs pas l’intention de me muer en politique pur jus. Je m’avance peutêtre, mais quand je suis apparue en 2014, un journal a publié son bulletin des parlementaires. On y recensait un chef d’entreprise, à propos duquel on pouvait lire ceci: «Au bout de quatre ans, l’homme ressemble encore toujours à un entrepreneur; il n’est pas un véritable parlementaire.» Je me suis dit: «Peut-on recevoir plus beau compliment?» Un parlement doit être une vue en coupe de la société. Il ne doit pas être peuplé uniquement de politiques professionnels, mais compter aussi des représentants issus de l’enseignement, du secteur agricole ou du monde de l’entreprise.»

Quelle pourrait être votre plus grande contribution à la politique en tant que cheffe d’entreprise ?

VANWESENBEECK. «Je suis particulièrement à même d’évaluer l’impact d’une proposition de directive ou d’un projet de loi. Comme j’aime le dire parfois : ‘Essayez de vous mettre à la place de l’entrepreneur’. Toujours inventer de nouvelles règles ; on peut certainement faire autrement. Ce n’est pas à la politique de résoudre tous les problèmes de société. On s’agite tout de suite pour un rien. Dès qu’un problème survient, on trouve que les politiques doivent vite pondre une loi. Mais, on ne va pas non plus couper tous les arbres parce qu’un enfant, une fois, s’est blessé en tombant d’une branche. On ne peut pas être préparé à tout. Ce n’est pas comme cela que ça marche dans l’entrepreneuriat non plus.»

La fiscalité est votre dada.

VANWESENBEECK. «L’impôt des sociétés est malheureusement un thème fédéral, mais je ferai malgré tout entendre ma voix. La part prélevée chez nous sur le revenu d’une entreprise n’est plus du tout normale. Et tous ces postes déductibles, sont-ils vraiment nécessaires? Je ne suis pas la première à dire, loin de là, qu’on peut supprimer les niches fiscales, et au besoin la déduction des intérêts notionnels, contre une réduction générale du taux ISOC.

Tout le monde semble pourtant sur ce point regarder dans la même direction.

VANWESENBEECK. «Cette baisse doit advenir, mais pas si elle est couplée à une taxe sur les plus-values. J’ai écrit une lettre bien sentie à Kris Peeters à ce sujet. Prenez un patron de PME comme moi, qui a créé sa boîte à partir de rien, ou encore quelqu’un qui a racheté pour une bouchée de pain une affaire à l’agonie et en a fait une firme prospère. On part de zéro et au bout de quinze ans de dur labeur, passés à payer des impôts et à engager des gens, on génère une plus-value de, par exemple, 6 millions d’euros. Puis vient l’État, qui vous dit: «Bien travaillé, mais maintenant, vous en devez 30%. C’est le coup de grâce porté à l’entrepreneuriat. Ce n’est pas possible. On a manifestement décidé de faire disparaître les PME, mais le Conseil d’État y a déjà mis le holà. Quoi qu’il en soit, bon nombre d’entrepreneurs ne font plus du tout confiance à Kris Peeters.»

Quel regard portez-vous sur les cinq ans écoulés depuis que vous avez reçu le Womed Award?

VANWESENBEECK. «J’en ai tiré le maximum. J’ai pratiquement saisi toutes les opportunités, même si je suis sortie très fatiguée de cette année. Mais j’ai bien parlé d’Ostende à Turnhout, et d’Anvers à Bruxelles. Les premières fois que je prenais la parole, je pensais que je n’avais rien à dire au public devant moi. Jusqu’à ce que je reçoive les réactions et que je remarque que je peux inspirer les gens en leur racontant une histoire réaliste sur l’entrepreneuriat en tant que femme et en tant que mère. Et aussi que je puisse exprimer clairement que la voie du succès n’est pas une ligne droite.»

«J’avais travaillé des années durant uniquement dans mon entreprise, mais on ne peut pas éternellement rester entre quatre murs. Longtemps, j’ai pensé que tout le monde suit plus ou moins un trajet du même type que celui de MasterMail, mais ce n’est pas le cas. J’ai entendu énormément d’histoires malheureuses. Des gens qui se sont battus pour leur entreprise pendant dix ans et qui commencent seulement à dégager un tout petit bénéfice. Tous ces entrepreneurs, qui luttent depuis si longtemps et portent leur produit avec passion, méritent plus de respect. Et je reviens sur le sujet, car c’est vraiment grave: le jour où, après avoir tant donné, ces gens souhaitent vendre, les pouvoirs publics ne trouvent rien de mieux à faire que d’en empocher 30%! Ce n’est pas ainsi que l’on va convaincre les gens de démarrer une activité.»

Vous voilà en porte-drapeau de l’entrepreneuriat féminin, mais derrière vous, on ne voit pas grand monde. Pas même les autres lauréates du Womed Award.

VANWESENBEECK. (Rires) «Je constate en effet que le passage en politique n’a rien d’évident. Je porte un peu cela dans mes gênes. Que ce soit à la maison des jeunes, chez les scouts… j’ai toujours été engagée. Laissez-moi juste essayer… Je me sens aussi soutenue par pas mal de monde.»

Des études montrent que de moins en moins de chefs d’entreprise sont tentés par la politique. Parce qu’ils rencontrent toujours plus de problèmes de leur côté ?

VANWESENBEECK. «Je suis effectivement confrontée presque tous les jours à des choses étonnantes, mais beaucoup moins malgré tout qu’il y a, disons, six ans. L’organisation de mon entreprise a naturellement évolué au fil du temps. Elle peut donc aider à absorber les problèmes. Je vois bien que beaucoup d’entrepreneurs ne sont pas très bons à déléguer et que certains problèmes ne représentent pas non plus la moitié de ce qu’ils pensent. À eux aussi d’être plus optimistes. Et de ne faire toute une montagne d’une souris.»

«Je me suis souvent demandé pourquoi on ne trouve pas plus de chefs d’entreprise au parlement. On a certes besoin de professionnels de la politique ; des gens qui comprennent la complexité de notre société. Mais ne pourrait-on pas introduire une sorte de statut de député à temps partiel ? Il existe quelque chose d’approchant en Suisse. Ne serait-ce pas fantastique? Donner cours en classe le matin et débattre dans l’hémicycle l’aprèsmidi? C’est juste un ballon d’essai que je lance.»

Vous dénoncez le climat de méfiance qui règne envers les entrepreneurs.

VANWESENBEECK. «Nous devons passer d’un modèle conflictuel à un modèle de concertation entre les entrepreneurs et les pouvoirs publics. Un inspecteur est passé dernièrement chez nous. Il disait que nous n’étions pas dans le bon comité paritaire ; que nous devrions plutôt être dans celui du transport. Mais je m’occupe d’actions marketing, bon sang! Il y a de quoi tomber de sa chaise. Déjà, il venait dans un climat de défiance, du genre: ‘vous l’avez certainement fait exprès’. Mon avocat a pu démontrer que nous étions au bon endroit, mais cela a coûté des milliers d’euros. Si ce fonctionnaire sortait de son modèle de méfiance, il aurait face à lui des entrepreneurs beaucoup plus collaborants.»

Le monde de l’entreprise n’est pas peuplé que de bandits, écriviez-vous.

VANWESENBEECK. «Quand on a une affaire qui tourne bien, certaines personnes - parfois très proches de vous - commencent à s’imaginer n’importe quoi. Il y en a même pour carrément prétendre qu’on ne peut pas diriger une entreprise sans magouiller. Les gens oublient que les actifs que nous amortissons, nous devons d’abord les payer. Les dépenses déductibles ne sont pas des cadeaux. Il y a trop de suspicion. Prenez Marc Coucke. Tout le monde sait combien de millions il a tiré de la vente, mais on dit plus rarement combien il a versé en impôts avant. C’est exactement la même chose chez nous. Nous vivons, pour ainsi dire, dans une société d’envieux. Ici, le succès suscite la jalousie. Quelle différence d’avec les États-Unis. Là-bas, l’initiative est encouragée.»

Pour conclure, il semble que des prix spéciaux pour les femmes chefs d’entreprise restent toujours nécessaires.

VANWESENBEECK. «Le mieux serait que le Womed Award en vienne à disparaître de lui-même, faute de pertinence. Mais j’entame ma quatorzième année à la tête de ma PME et je fais toujours partie de ce maigre 10% d’entrepreneures. Cela ne sera pas simple. Quand je parle avec des femmes et que j’entends leurs projets, j’ai l’impression qu’elles voient moins grand que les hommes. Les femmes semblent plus prudentes. Les hommes sont toujours un peu plus ambitieux. Et ce qui joue aussi avec les femmes, plus que pour les hommes –à tous les niveaux, du petit indépendant au patron d’une grosse boîte– ce sont ces questions d’équilibre entre travail et vie privée. Je remarque en outre que les femmes n’ont souvent pas une image réaliste du fait d’entreprendre. Beaucoup pensent que le chemin qui même au succès, ou à une entreprise qui tourne bien, est tracé droit devant. On peut avoir de bonnes périodes, mais aussi des jours plus sombres et on touche parfois le fond. Il vous arrive de penser: «Comment vais-je faire? J’attends incessamment la visite d’un important client, et mon enfant est malade.» Car c’est de cela qu’il s’agit en fin de compte. Il faut, en tant que femme, pouvoir être hyperflexible, ce qui n’est manifestement pas à la portée de tout le monde.»

Bert Lauwers, photographie Franky Verdickt - Trends - Tendances