L’avenir du périodique

19 avril 2018

Le marché européen du périodique n’est pas à la fête - surtout du côté des imprimeurs. Les tirages diminuent, les publications s’amincissent et des titres papier basculent totalement en ligne. Les éditeurs en revanche conservent des perspectives d’avenir malgré tout : « Le produit n’est pas le magazine, mais le contenu. »

  • Sean Smyth, de Smithers Pira, présente des chiffres sombres © Jason Bickley pour Intergraf

  • Nicolas Sennegon, Chief Revenue Officer, de The Economist Group : « Je garde toujours foi en l’imprimé ». © Jason Bickley pour Intergraf

  • Chris Gerwin (à droite), responsable de BBC Good Food : « La croissance prochaine viendra des médias numériques » © Jason Bickley pour Intergraf

La nouvelle de la fusion de De Persgroep Publishing et Medialaan en une entreprise de médias unique est tombée le 1er février. De Persgroep publie notamment des périodiques grand public tels que Dag Allemaal, Story et Humo, et peut en outre se présenter comme « la plus grande maison de presse des Pays-Bas », avec des quotidiens comme AD, Trouw, Het Parool et De Volkskrant. Christian Van Thillo, CEO de De Persgroep, disait à ce propos : « Nous avons tous les atouts en mains pour construire une entreprise multimédia portée par une équipe talentueuse et des marques fortes en télévision, radio, mobile, presse d’information et magazines. Nous voulons renforcer nos médias existants et miser pleinement sur une croissance accélérée du numérique. Ce projet est incroyablement passionnant. »

Le même jour à Bruxelles, Intergraf, l’organisation faîtière des éditeurs graphiques européens, organisait le « Magazine Seminar », sous le thème « Shaping the future of print ». Van Thillo n’y était pas présent en chair et en os, mais il aurait certainement pu souscrire à quelques-unes des conclusions. En l’espèce : les titres doivent devenir des marques, le online offre des opportunités et le contenu est roi.

Marché en contraction

Les chiffres ne manquent pas : depuis 2012, soit en cinq ans, le marché des imprimeurs de périodiques en Europe a perdu plus de 34 % en valeur, à quelque 8,3 milliards d’euros. (Aux Pays-Bas, la valeur a chuté de 647 millions d’euros en 2012, à 299 millions en 2017 ; en Belgique, le marché a reculé sur cette période de 568 millions d’euros, à 381 millions). La contraction à l’échelle de toute l’Europe est appelée à se poursuivre dans les années qui viennent, avec une perspective de 6,6 milliards d’euros à l’horizon 2022. Autre fait éloquent : le volume de papier imprimé a diminué de 30 % entre 2012 et 2016, passant de 5,45 millions à 3,89 millions de tonnes. Un mouvement de baisse qui se confirmera sur les prochaines années à raison de 3 % l’an, à en croire les prévisions de l’analyste Sean Smyth : « Il s’agit d’un marché peu attrayant, qui continuera de se contracter. Les imprimeurs subsistants devront s’en accommoder. » Il fonde sa sombre esquisse sur les informations du cabinet d’étude de marchés Smithers Pira, qui cartographie les chiffres pour Intergraf Selon Smyth, la tendance négative peut s’expliquer pour une bonne part par l’essor d’Internet : « Les lecteurs et les annonceurs font de plus en plus le choix du online. »

Des publicités parties vers Internet

Selon le « 2018 European Magazine Market Report » de Smithers Pira, les revenus publicitaires des magazines imprimés en Europe ont baissé de pas moins de 47,7 % sur la période 2008-2016, à près de 7 milliards d’euros. Et ce alors que le marché total de la publicité se relevait à 99 milliards d’euros en 2016 après son plongeon en 2009. La part des magazines dans les revenus publicitaires a ainsi été diminuée de moitié en dix ans, passant de 15,2 à 7,5 % selon le rapport. Pendant ce temps, celle d’Internet bondissait de 13,6 à 35 % - soit 34,9 milliards d’euros.

«En 2018, la publicité sur Internet (y compris les médias sociaux et les mobiles) représente davantage en valeur que n’importe quel autre médium publicitaire », écrit Smithers Pira. « Alphabet (la maison mère de Google) et Facebook ont capté davantage de revenus de la publicité en 2017 que l’ensemble des magazines, journaux et radios réunis. C’est ce glissement des flux de rentrées publicitaires qui touche le plus les éditeurs – et donc aussi les imprimeries qui travaillent pour eux. »

En dépit de la présence en ligne des éditeurs, les revenus générés par leurs sites Web et leurs éditions numériques sont largement insuffisants pour compenser la perte au niveau des magazines imprimés. Le « print » représente encore toujours 85 % des revenus tirés des magazines consommateurs, indique le rapport, et 40 % environ proviennent des pages publicitaires. Commentaire des chercheurs : « Nombre d’éditeurs ont investi beaucoup d’argent dans le développement de sites Web et de publications numériques. Des moyens qu’ils auraient pu consacrer au développement de nouveaux titres ou à la promotion de leurs magazines existants. Ce faisant, ils ont contribué au déclin des revenus de leurs pages imprimées. »

Soutien de « Bruxelles »

Intergraf avait concocté un programme avec des orateurs occupés, chacun à sa manière, à façonner l’avenir de la presse périodique. Le secteur peut à cet égard compter sur le soutien de la Commission européenne, dit Anna Herold. Celle-ci est responsable de la réglementation dans le domaine des médias à la Direction générale Réseaux de communication, contenu et technologies. Herold évoque deux thèmes qui referont régulièrement surface tout au long du séminaire, à savoir « le contenu » et les « annonces publicitaires ». La Commission européenne tient par exemple le phénomène des « fake news » à l’œil, ce pour quoi elle a mis sur pied une taskforce spéciale, selon Herold. En même temps, un budget a été libéré pour encourager et soutenir les projets journalistiques de qualité. Elle envisage aussi d’élaborer des règles pour les platesformes en ligne, afin que les éditeurs disposent d’une position de négociation plus favorable concernant l’utilisation qui est faite de leurs contenus, par exemple, sur les réseaux sociaux, et les revenus publicitaires qui y sont liés. Herold ajoute en outre qu’après une tentative malheureuse l’an dernier, le plan visant à uniformiser la TVA sur les médias électroniques et papier – que les éditeurs appellent de leurs vœux depuis des années – figure de nouveau à l’agenda européen pour le printemps.

Foi en l’imprimé

« Je garde toujours foi en l’imprimé », dit Nicolas Sennegon, Chief Revenue Officer de The Economist Group. Il est lui aussi au nombre des orateurs inscrits au programme composé par Intergraf pour exprimer une vision sur l’avenir des périodiques. « À nous toutefois de veiller à utiliser les médias numériques à notre avantage. » L’hebdomadaire The Economist paraît depuis 1843 et il tire actuellement à plus de 1,1 million d’exemplaires, sortis de 15 imprimeries (dont une en Belgique). « Les revenus et les chiffres de tirage étaient jadis indissociablement liés », rappelle-t-il. « Il fallait donc être le numéro un du nombre d’exemplaires. Voici dix ans, je pouvais encore dire à des annonceurs qu’il leur fallait acheter une page pour toucher nos lecteurs. Mais nous avons abandonné cette stratégie. ‘Nos lecteurs’ sont aujourd’hui ‘notre public’, et celui-ci est partout. » Sennegon préfère désormais parler d’un « public de 12 millions de lecteurs uniques » ayant accès au titre : « En un an, nous avons atteint 1,2 million d’abonnés sur Snapchat. La grande question à présent est surtout de savoir comment nous allons pouvoir monétiser cela. »

Apprendre à mieux connaître le public

Sennegon s’inscrit dans une perspective large de la marque The Economist et adopte une approche « indépendante de la plate-forme » : « Nous avons investi dans la vidéo, et ce fut un succès. Mais je vois aussi de bonnes opportunités pour l’audio : les gens apprécient aussi d’écouter nos articles en faisant du sport ou lorsqu’ils sont sur la route. » L’édition imprimée reste importante (« Nous augmentons le prix de vente au numéro tous les trois ans »), ne fût-ce que pour générer davantage de trafic Internet. Inversement, Sennegon se sert d’Internet pour recruter des abonnés à travers des campagnes très ciblées : « Les jeunes aussi sont prêts à payer, pour autant que la qualité soit au rendez-vous. Nous devons apprendre à connaître notre public pour mieux le comprendre. Nous pourrons alors mieux les servir, ainsi que nos annonceurs. »

L’imprimé, le plus rentable

Une proposition à laquelle Chris Gerwin souscrit volontiers. Il est notamment responsable du titre BBC Good Food pour BBC Worldwide, et les quelque 125 000 abonnés à ce mensuel lui permettent de compter sur un flux de rentrées stable : « L’imprimé est le volet le plus rentable de notre portefeuille. » À côté de cela, Gerwin cherche des sources de revenus supplémentaires, comme un Good Food Wineclub payant pour les membres et des événements culinaires. Chez BBC Good Food, le processus rédactionnel est réorganisé en profondeur : on crée à présent du contenu susceptible de pouvoir être utilisé pour différentes plates-formes. Arriver à gagner de l’argent avec Internet relève d’ailleurs encore de la quête exploratoire : « Quelque 80 % de nos visiteurs arrivent sur notre site Web via Google. Mais lorsque Google a changé son algorithme l’an dernier, nous avons perdu d’un seul coup un quart de notre trafic Internet. » Gerwin est malgré tout convaincu que la croissance future viendra du monde digital pour BBC Good Food également : « Tant de choses sont encore possibles. Les changements se succèdent à une vitesse folle, ce qui offre de facto d’énormes opportunités – pour autant que nous ayons mis de l’ordre dans nos données et que nous sachions qui est notre public. »

Analyse SWOT

Après la présentation de ces chiffres dramatiques pour le secteur, c’est sur un ton mi-figue, mi-raisin que Josef Aumiller dit avoir envisagé de rentrer chez lui séance tenante. Aumiller est Vice-President Sales de manroland websystems, le constructeur de presses par ailleurs sponsor de ce séminaire Intergraf. « Mais j’ai heureusement aussi entendu que l’imprimé reste une source de revenus importante pour les éditeurs. »

L’analyse SWOT que les visiteurs de l’événement font immanquablement sur place met aussi en avant les points forts et opportunités du périodique imprimé : l’aspect tactile du papier, la confiance que les lecteurs ont dans le médium, et – ce qui est intéressant pour les annonceurs – le fait que le papier ne soit jamais « éteint ». Ce qui n’enlève rien de ses faiblesses et menaces, comme le manque d’interaction, les coûts élevés de production et de diffusion et la pression des géants en ligne. Ou peut-être que si malgré tout : « Le produit n’est pas le magazine, mais le contenu », ainsi que l’a formulé l’un des orateurs. De quoi en tout cas offrir des perspectives d’avenir aux éditeurs. Les imprimeries vont devoir apprendre à vivre avec. Nous parlons encore d’un marché de plus de 8 milliards d’euros, souligne Sean Smyth. « Il y a naturellement encore de l’argent à faire, même dans un marché en telle contraction. »

Ed Boogaard